Après deux années perturbées, nous avons souhaité renouer avec un ample programme international. Sur les treize nouveaux titres et quatre reprises qui composent la saison, cinq spectacles sont en langue originale et cinq autres mis en scène par des artistes étrangers : rarement le Théâtre de l’Europe, qui fêtera ses quarante ans en 2023, aura si bien porté son nom. Une manière de militer pour un monde ouvert sur les autres, riche de nos différences et de nos histoires, dans un contexte de retour de la guerre en Europe et de tentation de repli nationaliste en France comme dans beaucoup de pays européens. Une manière d’affirmer que l’art et la culture doivent continuer de traverser les frontières pour contribuer à la paix et à l’amitié entre les peuples.
Pour la première fois, nous accueillons le Belarus Free Theatre, une compagnie biélorusse exilée au Royaume-Uni depuis 2011 et qui propose, avec Dogs of Europe, une dystopie sur l’Europe en 2049 : une ligue des pays libres fait face à un nouveau Reich totalitaire... Après Entre chien et loup, fable sur la xénophobie et le fascisme, notre artiste associée Christiane Jatahy présente sa nouvelle création en portugais Depois do silêncio, où elle s’intéresse à la survivance de l’esclavage dans la société brésilienne et au racisme structurel.
Nous renouons aussi avec deux figures majeures du théâtre européen : l’Espagnole Angélica Liddell présente Liebestod, triomphe du Festival d’Avignon 2021, où elle explore le désir conjoint de vie et de mort qui traverse son théâtre “tauromachique”, et l’Anglais Simon McBurney crée avec sa compagnie Complicité une adaptation très attendue de Drive Your Plow Over the Bones of the Dead (Sur les ossements des morts) de la romancière polonaise et prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk, une passionnante fable policière, écologique et féministe.
Deux spectacles ont en commun de nous faire voyager dans plusieurs langues autour du français. Dans la mesure de l’impossible du Portugais Tiago Rodrigues restitue avec la poésie habituelle de son théâtre l’expérience des personnels humanitaires à partir de témoignages réels de collaborateurs de la Croix-Rouge et de Médecins sans frontières. En transit de l’Iranien Amir Reza Koohestani met en perspective sa propre expérience dans un aéroport de Munich avec un roman d’Anna Seghers de 1944 où tout ceux que la Wehrmacht pourchasse se retrouvent bloqués dans le port de Marseille alors qu’ils cherchent à fuir le nazisme ; il raconte ainsi le sort d’exilés d’hier et d’aujourd’hui face à l’absurdité kafkaïenne de l’administration ou à la violence politique.
L’autrice metteuse en scène belge Anne-Cécile Vandalem installe Kingdom dans la taïga sibérienne, où une famille tente de se replier par choix écologique, mais se trouve rattrapée par la violence humaine, tandis que le metteur en scène bulgare Galin Stoev, directeur du Théâtre de la Cité à Toulouse, place l’Oncle Vania de Tchekhov dans un monde qui cherche, loin des villes, à se réinventer après l’effondrement du système.
Enfin nous reprenons plusieurs spectacles qui ont été peu ou pas assez joués du fait de la pandémie. La Ménagerie de verre, dans la mise en scène d’Ivo van Hove avec Isabelle Huppert, est une nouvelle fois à l’affiche, ainsi que deux spectacles impressionnants de vie et de vérité de notre artiste associé Alexander Zeldin : Love, création en anglais qui avait rencontré un vif succès à Berthier en 2019, et Une mort dans la famille, spectacle en français créé la saison passée, où Marie Christine Barrault bouleverse dans le rôle d’une femme en fin de vie confrontée à ses proches qui ne peuvent plus s’occuper d’elle.
Du côté des artistes français, Sylvain Creuzevault et sa formidable équipe d’acteurs reprennent leur version explosive et jubilatoire des Frères Karamazov, et Jean-François Sivadier, désormais un grand habitué de l’Odéon, revient à Shakespeare avec Othello, l’une de ses pièces les plus brûlantes aujourd’hui, en confiant à Adama Diop le rôle du général maure.
Tiphaine Raffier, dont on a pu découvrir cette année la formidable Réponse des Hommes, adapte Némésis, le roman de Philip Roth. Une épidémie qui frappe les enfants, un prof de gym réformé qui trouve l’occasion de devenir un héros, une interrogation pleine d’ironie sur la mégalomanie des humains, un regard aigu porté sur l’injustice du malheur, et l’occasion pour la jeune metteuse en scène de raviver le souvenir de l’Amérique des années 1940.
Deux autres metteuses en scène se produisent pour la première fois à l’Odéon. Aurore Fattier présente à Berthier son Hedda, une fiction aux allures de jeux de miroirs où une metteuse en scène monte l’Hedda Gabler d’Ibsen en mémoire de sa soeur et questionne ce destin de femme à l’aune d’aujourd’hui ; et Marion Siéfert – qui s’est fait connaître par son _jeanne_dark_, un spectacle conçu pour être vu simultanément dans une salle de théâtre et sur Instagram – investit l’Odéon avec Daddy, une fable sur les jeux de rôles troubles à l’heure des réseaux sociaux.
Pour ma part, je poursuis mon compagnonnage inspirant avec l’auteur norvégien Arne Lygre et son exploration ludique et lucide des relations humaines, de nos aspirations et de nos hantises face à l’autre. Dans sa nouvelle pièce, alliance fascinante de profondeur et de légèreté, il est question de couple, de maternité, de paternité, et d’une étrange disparition… Cette création ouvrira la saison sur le grand plateau de l’Odéon avec un titre lumineux, sans doute légèrement ironique, mais – je l’espère – prémonitoire pour nous tous, artistes, spectateurs et spectatrices : Jours de joie.
Stéphane Braunschweig
Directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe